Celui d’Édouard Michelin, né en 1859, devenu à la fois pionnier du pneumatique, bâtisseur d’un empire industriel et figure tutélaire d’une ville entière. Rarement un nom de famille aura laissé une empreinte aussi concrète dans le tissu social, économique et urbain d’un territoire.
Quand il reprend avec son frère André, en 1888, la petite entreprise familiale de caoutchouc fondée par leur grand-père Aristide Barbier, rien ne laisse présager la révolution qui s’annonce. L’atelier fabrique alors des balles, des tuyaux, des plaquettes de frein pour voitures hippomobiles. L’entreprise est moribonde, les commandes stagnent. Mais Édouard Michelin est doté d’un sens aigu de l’observation, d’une exigence tenace, et surtout, d’une intuition qui ne le quittera jamais : il comprend que la mobilité est l’enjeu du siècle.
Le déclic survient en 1891, lorsqu’un cycliste entre dans l’atelier avec un pneu crevé. À l’époque, les pneus sont collés à la jante et leur réparation est longue. Édouard s’acharne pendant des heures à démonter, réparer et remonter le pneu. Cette expérience lui inspire une invention : le pneu démontable.
En août de la même année, le coureur Charles Terront remporte la première course Paris–Brest–Paris équipé du modèle Michelin. Le succès est immédiat. L’entreprise auvergnate prend son envol.
Le monde change vite. L’automobile, encore balbutiante, devient un marché prometteur. Édouard anticipe. Il adapte ses pneus aux véhicules à moteur, teste lui-même ses prototypes sur les routes d’Auvergne. Les pneus Michelin équipent bientôt les premières voitures de luxe, puis les taxis de Paris, les camions militaires, les avions. En quelques années, Michelin devient le premier fabricant européen de pneus.
Mais Édouard Michelin n’est pas qu’un ingénieur industriel. C’est aussi un stratège visionnaire. En 1900, il lance un livret à l’intention des automobilistes : le Guide Michelin, distribué gratuitement. On y trouve des cartes routières, des adresses de garages, des hôtels et des restaurants. Objectif : encourager les déplacements… et donc l’usure des pneus que son entreprise sera amenée à changer. Ce petit guide rouge, conçu comme un outil pratique, deviendra en quelques décennies une institution gastronomique mondiale, capable de faire la renommée ou la chute d’un chef.
Déterminé, respecté, craint
À Clermont-Ferrand, Michelin devient une ville dans la ville. Édouard développe un modèle social paternaliste, mais structurant. Il fait construire des cités ouvrières modernes, aux logements alignés, avec eau courante, jardin et chauffage. Il y ajoute des écoles, des dispensaires, des terrains de sport. Il veille sur ses ouvriers comme un chef de famille, mais exige en retour ponctualité, sobriété et loyauté.
D'ailleurs, lors des grèves de 1920, Edouard Michelin monte une véritable milice baptisée "garde civique". Soit 200 hommes armés de matraques et chargés de bastonner les syndicalistes et ouvriers trop virulents.
Ce modèle, critiqué par certains pour sa rigueur morale, préfigure pourtant les politiques sociales modernes.
Durant la Première Guerre mondiale, Michelin diversifie ses productions au service de la France : pneus pour camions de ravitaillement, obus, avions militaires. L’usine tourne jour et nuit. En 1916, Édouard participe à la fondation de l’Aéroplane Breguet-Michelin, qui construit des avions pour l’armée. L’entreprise joue un rôle stratégique dans l’effort de guerre français.
En 1934, Michelin met également la main sur le célèbre constructeur automobile Citroën, qui restera plus de 40 ans dans son giron.
Mais derrière l’homme d’affaires déterminé, le destin personnel d’Édouard est marqué par le drame. En 1932, il perd son fils Etienne dans un accident d'avion. Ce dernier était pressenti pour prendre la succession. Édouard, profondément atteint, reste néanmoins aux commandes jusqu’à sa propre disparition, en août 1940, quelques semaines après l’armistice. Il meurt à Orcines, dans son Auvergne natale, à l'âge de 81 ans.
À sa mort, l’entreprise Michelin, dirigée ensuite par son gendre Robert Puiseux, est devenue une puissance industrielle incontournable. Plus de 30 000 salariés travaillent alors à Clermont-Ferrand, faisant de la ville une métropole ouvrière, organisée autour de “la Manu”, comme les Clermontois surnomment affectueusement l’usine. Son empreinte est partout : dans les rues, les infrastructures, les familles, les habitudes.
Aujourd’hui encore, le nom d’Édouard Michelin figure dans l’histoire de l’industrie française comme celui d’un bâtisseur. Un homme discret, pieux, rigoureux, qui n’a jamais cherché la lumière, mais dont l’ombre portée traverse les générations. Si les pneus qu’il a contribué à perfectionner sont conçus pour s’user, sa mémoire, elle, tient encore la route.